POULET AU CURRY

Dans le milieu de l’après midi, on a mis le bateau à sec de toile, puis on a simplement navigué sous tourmentin pendant un moment. Mais même comme ça, nous allons trop vite. On a préparé les ancres flottantes.

On cherche à se détendre. Mais la pluie est torrentielle et le vent souffle encore à 58 nœuds dans les claques et généralement à 40. Cap sur Ouessant. Si les conditions ne s’améliorent pas, il est possible que nous filions des traînards pour ralentir. Notre vitesse moyenne est de 8 nœuds.

Tout va bien à bord. Ed nous prépare un poulet au curry pour le dîner.

Un grand bonjour à nos familles de notre part à tous.

Quelqu’un a-t-il une idée de la position de Lyonnaise des Eaux Dumez aujourd’hui ?

Peter.

Objectif survie

Brutal. Violent. Puissant. Démesuré ! ! Il n’y a pas de qualificatif précis pour exprimer ce qui se passe ici en ce moment. Le vent est monté à plus de 60 nœuds avec grains à beaucoup plus. La puissance des vagues est impossible à décrire.
(…) Nous venons d’affaler la trinquette pour n’avoir que la grand voile à trois ris et rien devant, après avoir planté les étraves quatre ou cinq fois.
Comme dans un cauchemar, la vague à une face arrive. Une fois arrivé tout en haut, je vois avec effroi que cette montagne n’est en fait qu’un gigantesque tremplin et qu’il n’y a aucune espèce de pente à redescendre, mais bien 10 ou 12 mètres de vide.
Le bateau bondit dans ce vide à près de 30 nœuds et la sentence est brutale. Arrivée en bas avec les coques proches de la verticale.
La moitié avant, soit près de 13 mètres, plonge avec violence. La moitié arrière s’envole et commence à monter, emportée par l’inertie et la mousse de la déferlante.
Dans un dernier sursaut, avant le crash, j’ai le temps de basculer à gauche avant que les safrans ne s’envolent définitivement, dans l’espoir qu’au moins une des deux coques puisse ressortir et faire basculer le tout.
C’est ce qui se passe !
La cata géant pivote sur 40 mètres autour de l’axe immergé à deux mètres sous l’eau qu’est de venue sa deuxième coque.
La scène dure à peine 20 secondes mais restera à jamais gravée dans ma mémoire comme un cauchemar. Pas de blessé. On affale tout ce qui reste – objectif survie.
Ça va durer 40 heures.

Bruno Peyron à bord de Commodore Explorer.

Piège sous les tropiques

«Les îles Canaries constituent souvent un obstacle difficile à négocier tant le régime des vents y est irrégulier, passant de tout à rien, suivant le contour de ces îles volcaniques. Cette fois encore nous y avons été attirés comme par un aimant en voulant couper au plus court et bien entendu une zone de calme nous a rattrapés, nous tenant prisonniers pendant une bonne partie de la nuit pour enfin nous relâcher il y a à peine quelques heures (7h TU ce matin). Cette situation est d’autant plus stupide qu’au cours de la journée d’hier, nous avions repris environ 70 milles aux kiwis. (…)
À bord, la cascade d’avaries se calme un peu et c’est tant mieux car entre le rail de mât arraché sur 20cm (réparé), le halebas de tangon (réparé), l’objet flottant non identifié dans le safran (décoincé par une habile marche arrière à grande vitesse) et la cadène titane de palan de grand voile, sous la bôme, tordue puis arrachée (remplacée par de la sangle cousue main), ça commençait à faire beaucoup.
Côté manœuvres, le commando Commodore Explorer fonctionne à merveille et chacun maintenant trouve sa place, sa fonction et ses gestes, de sorte que l’ensemble évolue avec aisance, comme dans un quintette plutôt mélodieux, en tous cas sans fausse note. »

Heureux événements

Bruno Peyron : « Nous sommes secoués en tous sens comme dans un shaker, et les conditions de navigation sont épouvantables. Transis de froid et trempés malgré les combinaison de survie, cagoules masques de plongée avec lesquels chacun essaie de lutter contre ce foutu vent du Sud et les embruns glacés. Seul vrai réconfort, mais il est de taille, l’annonce simultanée faite aux deux futurs papas, annonce qui nous a fait chaud au cœur. Les deux héros du jour sont tombés dans les bras l’un de l’autre et nous avons dignement fêté l’événement avec une petite bière pour cinq, théoriquement prévue pour la mi-parcours. (…)
Nous serons samedi matin (6h TU) au tiers des 80 jours, et l’heure est venue de tirer les premiers bilans. Samedi matin à 6h TU : environ 10300 milles parcourus en 640 heures soit une moyenne de 16,6 nœuds. (…)
Il suffit de savoir que la route la plus courte pour aller de Ouessant à la position où nous serons samedi matin est d’environ 8500 milles alors que nous en aurons parcouru 10300. Pour accomplir notre Tour de la Terre, il faut se baser sur une distance minimale de 27000 milles, qui en 80 jours et donc 1920 heures, nous impose une moyenne d’au moins 14,06 nœuds. L’affaire paraît jouable… »

Ramener le bateau

Bruno Peyron : « Cela fait maintenant deux jours que nous n’avançons pratiquement plus et je commence à penser qu’il ne s’agit plus pour nous de doubler l’axe d’une dorsale annoncée, mais bien de trouver la sortie d’un anticyclone en formation juste au-dessus de nous. Si c’était le cas, il faudrait alors redoubler d’attention, mais surtout de patience, avec une période de deux jours minimum à traquer la moindre brise pour tenter d’en sortir par nous-mêmes, sans attendre que ce soit l’ensemble du système qui ne se déplace pour libérer des vents salvateurs.

J’avoue que nous sommes partagés entre l’ennui de notre attente prolongée et le plaisir de savoir que le bateau ne risque pas, dans ces conditions, de se détruire davantage à l’endroit de la déchirure de la coque. Après neuf dixièmes de tour du monde, on devient philosophe et plus capable qu’au départ de regarder le bon côté des choses. Or comme le jeu était, et est toujours, de revenir au point de départ, on se dit que cette mollesse y contribue largement. Nous avons de nouveau observé la déchirure en plongée et c’est réellement impressionnant à voir, si bien que l’on se demande comment cela se passerait si nous devions essuyer un ou plusieurs coups de mauvais temps avant d’arriver à Ouessant. » (…)